Gilles-Gaston Granger et la Critique de la Raison Symbolique - 6 views
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« (...) à l'encontre de Peirce, ( ...) tous les signes ne peuvent fonctionner identiquement ni relever d'un système unique. On devra constituer plusieurs systèmes de signes, et entre ces systèmes, expliciter un rapport de différence et d'analogie ». Benveniste 1974 : 42
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lucky semiosis on 30 Jun 11l'interopérabilité entre les analogies ne pouvant se faire sans la construction d'un consensus ?
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plutôt alors que de philosophie du langage, il faudrait parler sans doute de différents essais d'une philosophie, plus fondamentale et plus ample, des systèmes symboliques en général » (Granger 2004 : 64).
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l'introducteur du « structuralisme » de type mathématique en sciences humaines, dont il signale toujours (dès le début) les limites et les échecs concernant les faits humains.
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Puisque, pour Granger, la raison développe une activité sémiotique, au sens où la définition minimale de la pensée est celle d'une manipulation de signes (ou de symboles [8]), on peut considérer son oeuvre comme une critique de la raison symbolique au sens transcendantal du terme [9].
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Là où Kant, du fait du mutisme de la raison pure, se posait la question de l'homogénéité de l'objectivation scientifique à la perception naïve [13], Granger se pose le problème, renouvelé mais « symétrique » de « l'homogénéité structurale et fonctionnelle des langues naturelles et des « langues » scientifiques » [14].
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« Si l'objet scientifique est très décidément à nos yeux en discontinuité radicale avec l'objet perçu, les langues plus ou moins formalisées de la science, encore que profondément distinctes des langues vernaculaires, n'en conservent pas moins certains traits essentiels. De sorte que la continuité entre la quasi-objectivation vécue, et l'objectivation scientifique de l'expérience -que nous récusons dans les termes kantiens- se trouverait paradoxalement restaurée sur une base nouvelle dans la perspective de la construction des systèmes d'expression, considérée comme constitutive et de l'une et de l'autre » (1968 : 113). Du coup, on comprend que toute l'épistémologie de Granger, et même sa philosophie de la raison, soit structurée par ce projet d'une comparaison des symbolismes formels et naturels.
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si le nombre des critères d'écart s'est accru, et si les définitions données par Granger sont de plus en plus fines, l'écart lui-même entre langue naturelle et systèmes formels n'a jamais été remis en question. Tout au plus peut-on dire que Granger a, un temps, pensé que le développement de la pensée formelle pourrait réduire cet écart [15], sans jamais cependant nourrir d'illusion quant à la capacité de la science moderne de le faire complètement disparaître [16].
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le signe est caractérisé par sa fonction de renvoi, ou de représentation : « non pas seulement au sens trop étroit de figuration, mais en ce sens que le signe « tient lieu de », et rend possible des manipulations et des opérations effectuées en pensée qui seraient impraticables, le plus souvent, sur l'objet de son renvoi » (Granger 1996/2003 : 296). De plus, et selon une inspiration plus sausurrienne cette fois, le signe a une valeur différentielle , il « découpe » : « de tels signes n'ont de valeur que par la position qu'ils occupent dans ce qu'on pourrait appeler un espace d'information, un canevas de repérage, qui, plus ou moins clairement, introduit la discontinuité dans l'univers auquel il renvoie » (ibid). Enfin, le signe ne fonctionne que comme élément d'un système.
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De fait, la première particularité de l'univers sémiotique, c'est sa diversité -il est bon de partir de ce fait trivial qu'il existe plusieurs systèmes de signes.
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on peut distinguer deux voies de représentation symboliques profondément divergentes. La première est orientée vers la communication d'un contenu (une expérience actuelle, conservant les caractères du vécu concret auquel le signe fait référence) ; la seconde vers la création de forme, qui correspond à la formulation du générique et du virtuel (par opposition au concret). Alors que la « communication » insiste sur le rapport d'un émetteur à un récepteur de message, l'« expression » / la « symbolisation » désigne « la création en symboles d'un objet de pensée ». Ces deux fonctions sont irréductibles l'une à l'autre, mais elles sont aussi inséparables [24] (au sens strict -il existe un sens faible).
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Il existe en effet des systèmes de signes qui ne remplissent que la fonction de communication, sans expression symbolique, ou du moins où celle-ci joue un rôle secondaire : ce sont par exemple la communication animale, ou celles de certaines formes de communication affective. Il y a aussi, réciproquement, des systèmes dédiés à la seule expression, et où la communication est inexistante, ou à tout le moins secondaire [25] (les systèmes formels).
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« Il semble que tout système symbolique puisse être situé par rapport aux deux pôles typiques que constituent les langues naturelles et les systèmes formels » [26].
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les aspects pertinents des signes qui le composent y sont délimités sans équivoques (par exemple, la manière dont les chiffres sont écrits ne joue aucun rôle quant à leur sens en tant que signes de nombres). De cette stricte détermination, il résulte que la distinction entre diverses occurrences du même signe ne peut dépendre que de sa position dans le syntagme (et jamais de quelque singularité intrinsèque), et il suit que « sont neutralisés pour ces signes tous les éléments pragmatiques que leur usage effectif peut faire apparaître comme étant attachés à des aspects non pertinents de la matière de ces signes ». les signes du système formel sont construits à partir d'un ensemble fermé de signes élémentaires (ceux-ci sont donnés dans une liste close). la construction de signes complexes est subordonnée à des contraintes sur la concaténation des composants, lesquelles sont complètement explicitées dans le système (la thèse de Church-Türing sur la « calculabilité » exprime cette caractéristique)
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une langue naturelle comporte toujours une superposition d'articulations, c'est-à-dire d'organisation de ses signifiants en systèmes symboliques plus simples, distincts, quoique éventuellement interférents. L'une de ces articulations est, au moins approximativement, un système formel (articulation phonologique, graphique pour les versions alphabétiques [28]). une langue naturelle utilise des ressources pragmatiques qui en font un moyen de communication complet. Ces ressources sont essentiellement des symboles d'« ancrage » (sorte d'arrimage de la langue à l'expérience, marqué par la présence, dans un énoncé, du sujet de l'énonciation) et des symboles à valeur illocutoire, c'est-à-dire ce qui, dans la langue, permet de donner à un énoncé des fonctions spécifiées de communication, ou de préciser les conditions de leur exercice (marques de modalisation, de performativité).
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comme l'avait vu Tarski [32], au sens où elles servent souvent d'auxiliaire : « Que si le physicien ou le biologiste veulent décrire historiquement une expérience personnelle, ils ont alors recours au langage ordinaire qui leur sert éventuellement d'auxiliaire, comme il sert assez souvent au mathématicien pour commenter la sèche et rigoureuse exposition formelle des faits mathématiques » (1990b/2003 : 202).
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Au niveau du logique, la pensée ne porte pas sur des objets, mais seulement sur ses propres opérations, contraintes par le principe de non-contradiction (1979 : 53 sq ; 1987/1994 : 61).
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On est dès lors en mesure de comprendre pourquoi la langue naturelle peut être « théorisée » d'un point de vue logique, quoique toujours de façon incomplète (tel pourrait être le sens du parcours philosophique de Wittgenstein) : « Un système symbolique au sens le plus complet, comme la langue ordinaire, ne se réduit pas à un système formel, essentiellement gouverné par des conditions logiques, bien qu'il puisse être décrit comme tel à un certain niveau » (Granger 1989/1994 : 87-8).
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En fait, le logique est l'aboutissement d'un parcours
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En fait, chaque grammaire applique ces conditions d'une manière ou d'une autre, de sorte que toute grammaire occupe nécessairement un ordre de généralité moindre que ces conditions. En ce sens strict, il n'y a donc pas de grammaire « universelle », même s'il peut exister des grammaires plus ou moins abstraites (pour des familles de langue, par exemple), comme Chomsky a pu le montrer [39].
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Granger signale à bon droit le paralogisme consistant à réduire une relation symbolique (ternaire, définie par sa fonction de « renvoi ») à une relation causale (binaire) [40] : « Quel que soit le progrès des neurosciences, il me semble que leurs réponses laisseront toujours, en deçà, la question philosophique de la possibilité a priori du symbolisme » (1989/2003 : 89). Adressant à la « naturalisation » du symbolique une fin de non-recevoir, Granger cherche au contraire à donner à celui-ci une autonomie relative : le « problème général » qu'il se pose est « celui d'une délimitation des frontières du comportement symbolique (par exemple, par opposition à un comportement réflexe) » (ibid : 89) [41]. De fait, les conditions de possibilité du symbolisme en général [42] sont des conditions suffisantes, alors que les données neurophysiologique, simples matériaux empiriques, ne sont que des conditions nécessaires, dont l'identification est loin de pouvoir prétendre épuiser le problème du symbolique.
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le coeur de la philosophie de Granger, et la condition de possibilité même du symbolisme : « Par l'exercice du principe de dualité, la saisie perceptive d'un phénomène se dédouble en acte de position d'objet et en un système d'opérations implicitement, et peut-être virtuellement, établi, dont l'objet est à la fois le support -en tant qu'indéterminé- et le produit -en tant que détermination d'une expérience. C'est ce dédoublement dual d'un moment objectal et d'un moment opératoire qui permet de donner à un fragment d'expérience le statut de signifiant. La corrélation à l'opératoire découpe dans le phénomène des éléments invariants, pertinents, et le renvoi au jeu réglé de l'opératoire est alors disponible pour l'assignation d'un sens » (Granger 1987/1994 : 57-8). Autrement dit : « (...) le trait caractéristique est la détermination de deux entités avec renversement des points de vue (...) Or, l'efficacité de toute pensée qui se déploie dans un système symbolique et vise à décrire un « monde » nous paraît reposer sur une telle dualité entre un système d'objets et un système d'opérations, qui se déterminent l'un l'autre. Dualité qui, plus ou moins parfaite, est du reste condition de possibilité même de toute pensée symbolique, dans la mesure où les symboles doivent cesser d'être adhérents aux impressions qui leur servent de support, et se prêter aux constructions d'une combinatoire » (1996/2003 : 302) [46]. Le dédoublement que rend possible la dualité, et qui rend possible le symbolisme, doit être pensé comme opposition d'une forme à un contenu [47] : « cette institution d'une opposition de forme à contenu est toujours, et à tous les degrés d'élaboration, le premier moment décisif de l'objectivation d'une expérience, de sa transposition dans un système symbolique » (1987/1994 : 59-60).
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« Un système symbolique au sens le plus complet, comme la langue ordinaire, ne se réduit pas à un système formel, essentiellement gouverné par des conditions logiques, bien qu'il puisse être décrit comme tel à un certain niveau » (1989/1994 : 87-88). Bref, l'analyse formelle du symbolisme naturel laisse un résidu, celui qu'une analyse esthétique tentera de saisir à un autre niveau : c'est le rôle de la célèbre approche stylistique que de tenter de saisir ce reste dans un ensemble de règles définies a posteriori (« ex post », aime à dire Granger).
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La seconde erreur est symétrique de la première, et consiste à donner à tous les symbolismes les propriétés spécifiques du symbolisme naturel : « On voudrait pour finir dénoncer une illusion qu'il est du ressort du philosophe de mettre en lumière. Illusion qui a surtout pris de l'essor dans les années 60. Elle consiste à postuler que tous les sytèmes symboliques ont la même structure qu'une langue naturelle. Comme tout fait humain comporte un aspect symbolique essentiel, il en résulterait une sorte d'alignement des sciences humaines sur la linguistique, et une reconstruction abusive des objets de la sociologie, de la psychologie, voire de l'économie sur le modèle de l'objet linguistique. L'idée partait d'une conception juste de la spécificité du fait humain, en tant que fondamentalement symbolique ; elle devenait stérilisante et dogmatique en réduisant au langage naturel les formes multiples de la symbolisation » (Granger 1991 : 246). Granger dénonce notamment ce glissement dans le Système de la mode de Barthes où le système des vêtements est étudié comme fragment d'un copus linguistique (Granger 1971/2003 : 109). C'est pour combattre une telle tendance qu'il utilise souvent les guillemets pour parler du « langage » mathématique (Granger 1996/2003 : 314).
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Granger reconnaît en effet un certain privilège au symbolisme naturel : « Il y a une pluralité de types de symbolisation, et la philosophie -en particulier la philosophie des sciences- doit justement tenter de les reconnaître, de les décrire et de les mettre en forme, en ce qu'ils ont de commun, certes, mais aussi dans leur singularité. Toutefois il est bien vrai -et c'est là sans doute l'origine radicale de telles erreurs- que les langues naturelles constituent des systèmes symboliques absolument privilégiés, « métalangages universels » en ce que seuls ils permettent de décrire toute autre espèce de symbolisme. Leur richesse est la contre-partie de l'indétermination et de l'irrégularité de leurs usages qui les opposent aux systèmes formels » (Granger 1991 : 246).
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si l'homme est un animal symbolique au sens le plus large du terme, c'est en effet fondamentalement parce que, avant d'être un animal « politique » ou « raisonnable », l'homme est un animal linguistique, doué de logos.