9. Le comble de l’indépendance
Quand ce sont les journalistes eux mêmes qui témoignent franchement des pressions, ouvertes ou insidieuses, exercées par les propriétaires et les publicitaires, on mesure à quel point leur indépendance est fragile.
On a entendu ça dans l’émission déjà citée : « Revu et corrigé », sur France 5, le samedi 10 novembre 2007.
- Libie Cousteau (société des journalistes des Echos) : - « C’est justement ça qui nous pose problème. C’est-à-dire que le nombre de marques et le nombre d’entreprises qu’il [Bernard Arnault] possède ne nous permettrait pas, demain, d’exercer notre métier en professionnels, en toute liberté et avec une quiétude, une sérénité qui se doit à tout journaliste qui se respecte. Voilà. Y a un conflit d’intérêt majeur. »
- Daniel Vigneron (chef du service international de La Tribune) : « Tous les articles consacrés à LVMH, consacrés aux filiales de LVMH et, plus généralement, à toute la sphère du luxe ont été des papiers étroitement contrôlés, très souvent censurés, notamment au niveau des titres. »
- Ghislaine Ottenheimer (Journaliste au magazine économique Challenges) : - « Moi, je voudrais prendre l’exemple qu’on a connu du temps de L’Express. Quand y a eu la crise de Vivendi – Dieu sait si c’était une grave crise –, eh bien je vous assure que le journaliste de L’Express qui enquêtait sur Vivendi, il est dans une situation impossible. C’est très difficile, quand vous êtes un salarié de Vivendi, d’aller poser des questions. Et, même, quand vous les écrivez, les gens rigolent : vous n’êtes pas crédible. Je veux dire qu’on est dans une situation, en France, qui est extrêmement difficile. »
Un quart d’heure plus tard, à l’occasion d’un nouvel échange, la même précise :
- Ghislaine Ottenheimer : - « Il faut savoir que, dans une rédaction, un directeur d’une rédaction n’aime pas avoir des emmerdeurs. Il n’aime pas avoir des emmerdements. Donc, si vous publiez des articles un peu sévères... Moi, je me souviens, il y a très très longtemps, avoir écrit un article un peu sévère sur Bernard Arnault et, bon... ben, le directeur a tout de suite appelé... "La pub", le ceci... Bon. Donc, voilà. Vous pouvez sortir quelques billes, quelques décharges mais, au bout d’un moment, vous allez passer pour l’enquiquineur de service qui va vous faire perdre des budgets [?]. Donc la liberté s’arrête là. La liberté s’arrête là ! »
L’échange qui suit entre Paul Amar et François Malye, Journaliste au Point et président du Forum permanent des sociétés de journalistes, complète le tableau… toujours inachevé.
- Paul Amar : - « On reste sur ce qui intéresse les lecteurs : c’est votre liberté par rapport au groupe industriel. Vous êtes libre ? Vous vous sentez libre ? Vous écrivez librement ? »- François Malye : - « Ah ben, on n’écrira pas, par exemple, au Point, sur monsieur Arnault. C’est une règle, par exemple. »- Paul Amar : - « Ah ! »- François Malye : - « C’est une règle parce que ça a été une règle entre eux, à travers leurs médias respectifs, par exemple entre La Tribune et Le Point. Donc il y a eu guerre quand il y avait des rachats de truc... nous, qui nous passent au-dessus de la tête de façon euh... Donc, oui, y a des interdictions, clairement. Mais c’est pas propre au Point. C’est... Dans toutes les rédactions aujourd’hui, il y a des interdictions, qu’elles soient politiques, qu’elles soient envers le patron. Mais c’est pas les pires : c’est envers la publicité. C’est envers la publicité parce que, bien évidemment, les journaux, comme ils ont moins de lecteurs sont dépendants de la publicité et, là, la pression, elle est même indéchiffrable. On vous dit : "Tel papier, ce serait bien." Puis, trois mois après, on voit une page de pub. Ou l’inverse. Donc, même les journalistes au sein des rédactions ne voient pas une grande partie des manipulations. Ils ne les voient même pas. Elles sont devenues quasiment indéchiffrables. […] »
Quelques minutes plus tard…
- François Malye : - « Alors, y a la stratégie de l’évitement, quand vous êtes dans une rédaction. C’est-à-dire faire les sujets qui ne fâchent pas, les sujets dont vous savez pertinemment qu’en arrivant dans le bureau du directeur de la rédaction, les missiles vont pleuvoir parce qu’on va vous dire "Mais pas ça !" A cause de la pub, encore une fois, parce que y a un gros annonceur... »
Où l’on voit que certains témoignages de journalistes sont irremplaçables.