La contradiction comme lieu du féminisme - Geneviève FRAISSE - 0 views
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Reprenant l’histoire du mouvement féministe, et exemples à l’appui, elle nous montre que les contradictions ne sont pas ce qu’il faut nier mais ce qu’il faut « habiter », si l’on ne se préoccupe pas seulement de rhétorique
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Je l’expérimente à nouveau, avec la discussion autour de l’argument du « consentement » comme condition politique. Dire oui à une posture liée au sexe (port du foulard aussi bien que travail du sexe), ou dire non à la hiérarchie sexuelle (à l’adjectif « consentante : ne se dit guère que des femmes », disent encore certains dictionnaires), dire oui, ou dire non, a un impact politique que les tenants de la morale individuelle comme unique horizon veulent ignorer (4). Encore maintenant, la complication, tisser ensemble liberté sexuelle et égalité des sexes, m’intéresse plus que toute simplification polémique : la norme libertaire peut être aussi pauvre que la norme conservatrice.
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Déjà les saint-simoniennes, dans les années 1830, avaient démontré que la liberté des femmes se comprenait, malgré elles, comme licence abusive, ou subversion créatrice, c’était selon, au gré de leurs interlocuteurs ; l’argument dans un sens moraliste, ou dans un sens libertaire jouait contre elles dans les deux cas, sans ménagement.
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En gros, la contradiction apparaissait soudainement, non pas entre l’intellectuel et le peuple, mais entre les femmes décidées à l’émancipation et leurs compagnons arrimés à leurs prérogatives ancestrales ; et entre les femmes elles-mêmes, bien entendu. Ainsi la contradiction était (est encore) le lieu même du féminisme.
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Il fallait fondre la lutte des femmes, dans l’ensemble des luttes d’un côté, il fallait isoler la lutte des femmes pour ne tromper personne de l’autre. Cette alternative allait nourrir toute pensée stratégique : fallait-il mettre en avant les femmes soumises à l’effort de guerre, ou les femmes pensant le pacifisme comme résistance, fallait-il s’enthousiasmer pour l’amour libre, la liberté sexuelle, ou mesurer la liberté qu’elle offrait aux hommes avant de l’offrir aux femmes ?
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Quand je repense à cette proposition d’historicité, toujours déjà là dans le devenir, le devenir femme, je mesure à quel point les variations théoriques actuelles autour du sexe et du genre, genre produisant le sexe, sexe fondant le genre, donnent le sentiment d’une mécanique sans dynamique. Avec l’image du devenir, c’est à une représentation d’historicité que, dès le départ, Simone de Beauvoir nous avait convié. J’en suis encore là
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Avec ces réflexions, comment imaginer qu’on se satisferait d’une opposition par trop classique d’une nature féminine, opposée à la construction sociale, ou inversement d’une contrainte culturelle primant sur le biologique ? Simone de Beauvoir avait déjà répondu, en 1949, que le devenir femme primait sur le naître femme. Cette phrase fut un point de départ, elle permettait d’écarter d’emblée de faux problèmes, de me débarrasser justement de l’affrontement théorique nature/culture. En effet, elle s’était engagée sur le chemin de l’histoire, le seul, à mon avis, qui vaille le coup.
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Le problème est philosophique, Kant le disait déjà : il est des réalités pleines de frictions, sources de conflit entre théorie et pratique. Exemple simple de ce qui peut être vrai en théorie et faux en pratique : le principe européen, connu sous l’expression « gender mainstreaming », ou action politique en fonction des sexes et des genres. Ce principe pose que le traitement des inégalités entre les sexes ne relève pas seulement d’un dossier catégoriel, « le droit des femmes », mais bien d’une traversée de l’ensemble des questions sociales et politiques. Exemple classique : les politiques « ciblées » envers les femmes demandeuses d’emploi sont trop catégorielles ; leur intégration dans l’ensemble des mesures de lutte contre le chômage serait plus pertinente. Finie la question des femmes, la commission des droits des femmes, les politiques ciblées ? L’exigence féministe s’introduira partout, comme une variable, nécessaire à tout dossier politique.
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Mais allez le mettre en œuvre, ce principe ! Il reste toujours coincé entre la catégorie particulière du problème des femmes et l’ambition de le réaliser partout, transversalité d’une question humaine universelle. Tout le monde s’y casse le nez : soit, on circonscrit une question « droit des femmes », soit on la dissout dans la généralité des paramètres politiques, social, environnemental, etc. D’équilibre entre les politiques ciblées et les prises en compte générales, point ; juste une vraie, bonne contradiction. Intégrer la « dimension de genre » dans les politiques, c’est vrai en théorie, mais faux en pratique ; cela génère une contradiction, qu’il est possible, nécessaire, d’habiter (1). Il n’y a pas d’issue, sortie de dialectique, compromis entre deux politiques, la catégorielle et l’universelle.
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La parité, j’ai tenté de le dire et l’écrire, fut, et est toujours, un instrument pour fabriquer de l’égalité, un outil. Avec la parité (pour des élections ou des nominations), on fabrique de l’égalité dans les lieux de pouvoir. La parité, comme ce mot l’indique platement, est un mot de comptable, de chiffre, de pourcentage : combien de femmes dans un monde (politique, économique) d’hommes ? Ainsi, ce n’est pas un nouveau principe, dont il faut soupeser la substance politique, c’est juste un outil, un instrument (3) pour produire de l’égalité ; l’égalité étant un principe démocratique, principe nécessaire et suffisant pour toute revendication.
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Une des principales forces de la domination masculine est de se fragmenter en morceaux épars et apparemment sans lien (entre vie privée, emploi et citoyenneté, ou violence conjugale, sexisme ordinaire et misogynie intellectuelle, etc). Restituer la pensée de l’émancipation politique des femmes consiste, alors, à assembler les morceaux du puzzle pour en donner le dessin d’ensemble. La domination a pour stratégie son morcellement, et parfois la critique de la domination fonctionne de même.
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j’ai souligné diverses tensions : la difficile coexistence du radicalisme révolutionnaire et du féminisme, l’énigme de la domesticité au temps de l’égalité démocratique, la mise à l’écart des femmes dans la nouvelle res publica, la résistance à admettre la famille dans le droit démocratique, la libération sexuelle et la persistante hiérarchie des rapports de plaisir entre hommes et femmes. Les problèmes rencontrés montrent, à chaque fois, que les principes, celui d’égalité notamment, n’ont pas d’application automatique, dans les discours comme dans les pratiques. Or, ni la contradiction secondaire imposée à la libération des femmes dans le langage marxiste, ni la hiérarchie sociale et sexuelle du service domestique, ni la démocratie exclusive, ni la commode opposition entre public et privé pour maintenir le droit patriarcal dans la famille, ni le casse-tête du consentement, n’ont été reconnus comme des questions inhérentes à la modernité politique. Il a donc fallu, et il faut encore, convaincre de l’importance des questions soulevées. Cela ne peut se faire qu’en replaçant chacune des questions dans l’ensemble de la question politique.
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Mais pourquoi ? Pour une raison très simple, et déjà indiquée : il n’y a pas de pensée féministe sans l’expression, ou la reconnaissance d’une contradiction. Prenons un exemple simple, celui de la démocratie exclusive : l’abolition de la société hiérarchique, la monarchie et la proclamation des droits de l’homme n’entraînent pas, automatiquement les droits de la femme ; ou encore, qu’est-ce qu’un service domestique payé quand le travail domestique des femmes n’est ni reconnu, ni salarié ?
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Les concepts classiques du politique, concepts de l’autonomie et de l’émancipation des êtres se fondent sur l’égalité et la liberté ; (la mixité serait, par moi, rajoutée). Les concepts politiques sont empruntés à la tradition qui voit la politique comme un rapport de force autant qu’un projet de vie commune.
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Nous avons quitté la problématique de l’identité. À plusieurs reprises, dans les années 90, j’ai exprimé mon désaccord avec la formulation « égalité/différence » (8). Rappelant que la différence s’oppose à la similitude (ou identité), je voulais distinguer clairement l’ontologique du politique, le niveau de la définition et celui des principes, le semblable et le différent d’un côté, l’égalité et la liberté de l’autre. Opposer un concept politique à un concept ontologique faussait nécessairement la discussion.
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Au fond, je trouve que la question de l’identité est une question répétitive. Il est vrai qu’en deux siècles, la dissociation entre les êtres (les hommes et les femmes) et les qualités (le masculin et le féminin) a apporté une liberté que la dynamique enclenchée par la critique des normes vient parachever. Mais discuter de l’identité (et de la « reconnaissance »), si cela élargit le champ des possibles, ainsi de la liberté et de l’égalité, ne change rien à l’histoire.
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Le travail sur le consentement est de ce point de vue éclairant. Ou bien le consentement renvoie à l’individu, à son choix de liberté, ou à son assujettissement, actif ou passif (consentir, c’est aussi bien adhérer qu’accepter) ; ou bien le consentement s’entend comme l’indication d’un rapport entre les êtres, donc de tout un monde, monde commun soucieux d’un avenir commun. Ou bien c’est une question uniquement individuelle, ou bien c’est une question aussi collective. En posant la question du consentement comme argument politique, comme porteur d’une vision du monde possible, j’ai décidé de mettre ensemble des questions féministes apparemment incompatibles, comme celle du port du foulard et celle du travail du sexe. Pourquoi ? Précisément, pour refuser une vision uniquement contractuelle d’une société constituée d’atomes libres mais seuls. Il n’est pas demandé de trancher entre une bonne et une mauvaise attitude dans le cas du foulard comme dans celui du travail du sexe. Il s’agit encore moins de tester la valeur (morale), ou l’authenticité (subjective) du consentement, bref de poser la question de la maîtrise du sujet individuel.
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Il s’agit plutôt de formuler le problème commun aux individues confrontées à ces pratiques ; et le point commun est celui qui se demande si choisir et revendiquer le consentement comme expression du sujet suffit à donner la vision d’un monde commun. La question n’est donc pas l’identité sexuelle, ou sexuée, opprimée ou libérée, de telle ou telle femme individuelle, la question est celle du monde que nous voulons et des rapports de liberté et d’égalité entre les sexes que nous souhaitons. A partir de là, la discussion sur le consentement ne porte plus seulement sur la question des sexes, elle s’universalise en un enjeu global.